Algérie, monde de l'étrange (1)

Publié par Léon KEMAL

Silence dans les rangs

Lundi 03/02/2014

La situation politique en Algérie atteint aujourd’hui, à l’occasion du branle-bas de combat autour de la prochaine élection présidentielle, un tel surréalisme de mauvais aloi que personne ne s’étonne plus de rien. Tout se passe comme si plus les choses étaient étranges et grotesques, et plus cela devrait aller de soi. Exemples…

La dernière étrangeté en date dans les préparatifs de l’élection présidentielle du 17 avril prochain en Algérie n’est pas des moins hallucinantes. Les partis ayant décidé de faire campagne pour le boycott du scrutin viennent d’apprendre qu’ils n’auront pas droit à l’utilisation des salles et lieux publics pour tenir leurs meetings.

Dans un premier temps, c’est le ministre de l’Intérieur et des Collectivités locales lui-même qui l’a annoncé mardi 29 janvier au Sénat, en soulignant que « les autorisations et les salles ne seront accordées, durant la campagne, qu’aux candidats dont les dossiers ont été validés par le Conseil constitutionnel ». Et comme il va de soi que les boycotteurs ne déposeront aucun dossier, ils ne peuvent qu’être exclus de fait…

Le ministre n’a fait que rappeler ici une disposition de la loi électorale selon laquelle, dans le cas d’une élection présidentielle, une demande d’autorisation de meeting doit être accompagnée du document attestant le statut de candidat du demandeur. Et donc, la mesure annoncée a beau être injuste et tout ce qu’on veut, c’est à peine si l’on n’admire pas, dans ce formalisme juridique derrière lequel s’abrite le ministre, un machiavélisme de haute voltige.

Il se trouve aussi que la loi électorale en question avait été adoptée par l’Assemblée nationale à une époque où un parti au moins parmi ceux qui appellent aujourd’hui au boycott, une formation islamiste en l’occurrence, était membre de l’alliance gouvernementale. De sorte que les dirigeants de ce parti, quand bien même ils réalisent aujourd’hui l’aberration d’une telle disposition juridique dont ils sont en partie responsables, seraient malvenus à dénoncer quoi que ce soit.

Mais là où ça devient franchement incompréhensible, c’est lorsque, dans un second temps, le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’Intérieur, en écho à la déclaration de son patron, enfonce le clou, en s’en tirant à très bon compte : « Il est inconcevable, dit-il, de travailler dans le sens de la sensibilisation pour une forte participation à ce scrutin et permettre en même temps des actions qui vont à contresens de cette démarche. » Traduction : Je me suis engagé à travailler pour « une forte participation » et je ne permettrais à personne de me gêner…

C’est là des propos dont on ne saurait soupçonner leur auteur, compte tenu de son niveau de responsabilité, de ne pas en mesurer l’énormité à la fois au plan politique et du point de vue du sens commun. Il n’y a donc pas lieu de douter une seconde qu’il sait très bien ce qu’il fait. Et ce qu’il fait là est d’une extrême gravité. Non seulement il avoue publiquement le parti-pris de l’administration dans la campagne électorale, alors que cette administration doit être neutre, mais il pense aussi pouvoir imposer, impunément, une conception autoritaire de la démocratie. Il aurait pu aussi bien dire, en effet : Au nom de la démocratie telle que nous l’entendons, le système, agissant par l’entremise de l’administration que je représente, doit empêcher de s’exprimer tous les partis qui ne lui sont pas favorables.

Mais ce gugusse-là est dans son rôle, et il y a plus extraordinaire. Alors qu’une telle déclaration devrait normalement susciter, dans l’heure d’après, tant dans l’opposition que les médias, un tollé de tous les diables jusqu’à ce qu’il se rétracte d’une façon ou d’une autre, l’on chercherait en vain la moindre protestation digne de ce nom. Tout au plus, lisait-on le lendemain de cette annonce, sous la plume d’un seul et unique éditorialiste dans toute la presse quotidienne privée, que cette nouvelle restriction imposée aux partis de l’opposition risquerait de décevoir encore plus l’opinion. Et le malheureux d’ajouter, comme s’il pleurait vraiment, qu’il ne faudra pas s’étonner d’avoir, le jour du scrutin, un taux d’abstention très élevé…

Faut-il donc que les dirigeants des partis dits de l’opposition soient à ce point usés et anesthésiés qu’ils ne réagissent pas même à ce genre de rhétorique provocatrice ? Car il y a là, bel et bien, une provocation scélérate, dont l’auteur, s’il était sous d’autres cieux, n’aurait pas mieux fait pour créer l’émeute, sinon, à tout le moins une crise parlementaire. Et n’est-ce pas, précisément, une telle apathie des forces de l’opposition qui autorise n’importe quel commis du pouvoir à recourir à cette pratique du pire ?

Le même ministre de l’Intérieur avait opposé auparavant une fin de non-recevoir à la requête des partis de l’opposition réclamant des garanties pour un scrutin libre et transparent. Ces partis avaient demandé, pour ce faire, la mise en place d’une commission indépendante de surveillance de l’élection présidentielle. Il avait alors déclaré, pour couper court à toute discussion là-dessus : « La loi organique portant régime électoral est claire. Elle confère cette mission à l’administration ».

C’était, soit disant, en réaction à ce « niet » catégorique que certains partis ont décidé de faire campagne pour le boycott. La suite, on la connaît : Silence dans les rangs… Et ce ne sont probablement pas les communiqués de protestation de quelques formations réputées très critiques et intransigeantes à l’égard du pouvoir qui réussiront à y changer quoi que ce soit.

L.K.

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