Égypte : Demain, la "Mère du monde" (2 et fin)

Publié par Léon KEMAL

La liberté de conscience, préalable de l’État de droit
Dimanche 25/05/2014
 

Lorsqu’on s’interroge sur l’avenir proche de l’Égypte, deux questions principales surgissent. D’abord, est-il possible qu’Abdel Fattah Al-Sissi, dont la victoire à l’élection présidentielle des 26 et 27 mai ne fait aucun doute, soit tenté, une fois au pouvoir, d’instaurer un régime autoritariste ? Ensuite, dans quelle mesure son objectif déclaré d’éradication de l’islamisme serait-il pertinent ?

Depuis bien avant son entrée en campagne électorale, Abdel Fattah Al-Sissi rappelle, à chacune de ses déclarations, que l’Égypte est engagée dans une course contre la montre. L’extrême urgence des tâches qui attendent le prochain raïs et son gouvernement est d’autant plus sensible, en effet, qu’il ne s’agit pas seulement d’apporter des réponses appropriées aux questions de développement. Encore que l’affaire ne serait guère plus simple pour aucun dirigeant, quand bien même l’Égypte n’était confrontée qu’à des problèmes d’ordre économique. C’est que le retard sur ce plan est effarant et la misère sociale inouïe, du fait d’une gouvernance désastreuse, gangrenée par la gabegie et la corruption, durant les trente années du règne de Moubarak.

Cependant, comme s’il ne lui suffisait pas d’avoir dans son agenda cette mission presque impossible sur le front économique, le maréchal à la retraite promet de s’attaquer en même temps et d’une façon frontale aux islamistes de tous bords. Qui plus est, il le fait à un moment de l’histoire où le radicalisme djihadiste, n’étant plus l’affaire de quelques pays culturellement proches les uns des autres, s’acharne à pourrir la planète entière. C’est pourquoi il peut sembler que le très pieux Abdel Fattah Al-Sissi, comme porté par un volontarisme messianique à tous crins, soit en train de rendre la situation plus complexe qu’elle ne l’est déjà et, par là même, de fourvoyer tout le monde, lui compris.

Plus précisément, la question se pose, pour la plupart des observateurs, de savoir si Abdel Fattah Al-Sissi, prétextant une nécessaire alliance nationale contre l’islamisme jusqu’à son éradication, ne serait pas tenté de museler les forces démocratiques, et d’ouvrir ainsi la voie à l’instauration d’une dictature façon Nasser ou Moubarak. D’autant que, dès à présent, certains indices ne laissent pas de susciter, de prime abord, quelque souci à cet égard.

Par exemple, contrairement à Hamdine Sabahi, son seul concurrent dans ce scrutin, Abdel Fattah Al-Sissi n’a avancé aucune grande proposition concrète sur le plan économique. Et sur bien d’autres dossiers, il ne laisse pas moins ses compatriotes sur leur faim. Ainsi, parlant des revendications ouvrières, son discours se résume à cette idée : « Je ne peux rien donner sauf si le pays se redresse. » Question libertés, c’est tout juste s’il rappelle les termes de la loi sur les manifestations, avertissant au passage : « Nous n’accepterons pas que des manifestations irresponsables fassent tomber l’Égypte. » Autre credo : « On ne parviendra pas à une réelle démocratie en Égypte avant 20 ou 25 ans. » Et encore, dit-il, « si tout se passe bien. »

Ton impérieux, propos cassants et sentencieux, c’est le militaire brut de décoffrage qui parle ainsi, à la façon, notent la plupart des médias, d’un dirigeant à poigne déjà aux commandes. Mais qu’à cela ne tienne !... D’abord, cette apparence de fermeté et de sobriété de langage pourrait être aussi bien la marque d’une sincérité assez vraie pour n’avoir pas besoin de lyrisme.

Ensuite, qui sait si la majorité des Égyptiens, au vu de l’état de délabrement avancé de leur pays et le risque d’un chaos sécuritaire, ne souhaiterait pas voir justement à la tête de l’État une personnalité à la fois forte et crédible, qui sache se faire entendre. Et qu’une telle personnalité soit en mesure d’ouvrir, en même temps, des perspectives d’évolution démocratique, sans effusions démagogiques de circonstance, qui s’en plaindrait ?...

Enfin, comme le note le Français Gilles Kepel1, islamologue et spécialiste du monde arabe, « la révolution a introduit les germes d’un changement impor­tant au niveau des mentalités ». Et donc, quelles que puissent être les intentions des futurs dirigeants, « l’Égypte, dit-il, ne peut plus être gouvernée comme du temps de Moubarak. » En clair, précise-t-il encore, « un gouvernement dans le même esprit que celui de Moubarak risque d’avoir le même destin que ce dernier et de s’exposer à de graves difficultés. » Le maréchal Tantaoui, d’abord, et le président Morsi, ensuite, l’ont appris à leurs dépens…

Bref, en raison de ce « changement important au niveau des mentalités », il n’est pas sûr que l’Égypte, en dehors d’un juste équilibre entre la fermeté et le dialogue, puisse sortir un jour la tête de l’eau. Un équilibre sans doute difficile mais pas impossible, et où, en principe du moins, la préoccupation démocratique chez les dirigeants ne devrait pas être qu’une manière de compromis d’ordre tactique… Car, enfin, rien ne permet de supposer qu’à l’ère de l’Internet et de la mondialisation multiforme, les cadres de l’armée égyptienne seraient encore des espèces de « Gens de la grotte », ou « Dormants d’Éphèse », qui continueraient de penser comme à l’époque des dictatures militaires pures et dures.

Sans faire dans l’angélisme, il semble donc plus sensé de miser plutôt sur une Égypte en train de se réinventer, comme le soutient l’écrasante majorité de ses intellectuels. Parmi ces intellectuels, figure notamment l’écrivain et éditorialiste Alaa Al-Aswany2, dont on ne peut pas dire, au vu de ses écrits et de son militantisme pour la démocratie, qu’il serait un enfant de chœur. Somme toute, il y a dans cette élite une perception de l’Égypte et de ses besoins, qui devrait éclipser tout autre type de considération. Et dans cette perception globale chez les intellectuels égyptiens, il y a un consensus réel quant à la nécessité d’en finir avec l’islamisme.

Et s’il en est ainsi et pas autrement, c’est bien parce que la grande revendication du « printemps arabe », dont on ne dira jamais assez qu’il n’en est qu’à son étape germinale, c’est la démocratie comme seul moyen d’instaurer à la longue, dans chacun des pays concernés, un État de droit. Or démocratie et État de droit supposent un préalable absolument incontournable : la liberté de conscience. Et ça, on devrait le comprendre en Occident, où l’on est, soit disant, les champions de la laïcité.

Évidemment, il n’est pas question de justifier, de quelque point de vue que ce soit, jusqu’aux dérapages éventuels qui pourraient advenir dans la lutte contre l’activisme islamiste, dès lors qu’il est mis opportunément hors la loi, dans le seul but d’édification d’un État de droit. Quant aux deux procès ayant condamné à mort chacun quelque cinq-cents islamistes, gageons qu’il s’agit là de verdicts spectaculaires destinés plus à frapper les esprits qu’autre chose et qu’ils ne seront donc jamais exécutés.

L.K.

1Interview accordée au journal égyptien francophone Al-Ahram Hebdo daté du 07/05/2014.

2Alaa al-Aswany, auteur du célèbre roman, paru en arabe en 2002, « L’Immeuble Yacoubian », trad. Gilles Gautier, Actes Sud 2006. Alaa al-Aswany est aussi l’auteur de « La démocratie est la solution », recueil d’articles parus dans la presse égyptienne, et finissant tous par la phrase-titre de l’ouvrage.

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