Algérie, monde de l'étrange (3 et fin)

Publié par Léon KEMAL

Freud, réveille-toi ! Ils déraillent…

Lundi 24/02/2014

Enfin Bouteflika s’est prononcé ! Et c’est oui, il est candidat à sa succession. Après un long et mauvais suspense au sujet d’un périlleux quatrième mandat, en voilà encore une situation des plus étranges. Personne ne croyait possible que le Président sortant, vu son état de santé lamentable et son bilan de gouvernance désastreux, soit assez fou pour franchir le Rubicon. En même temps, tout le monde, sans doute à force d’en avoir vu des vertes et des pas mûres, s’y attendait… Décidément, aucune science ne semble capable d’expliquer l’Algérie d’aujourd’hui, fors – peut-être – la psychanalyse…

Oui, il a osé, et alors ?... Faut-il s’étonner que Bouteflika, malgré son impotence et son bilan économique et social calamiteux, ait le culot de se porter candidat à sa succession, pour un quatrième quinquennat ?... Il a déjà violé la Constitution une première fois, au cours de sa deuxième mandature en 2009, en y introduisant, illégalement et de force, un amendement l’autorisant à se présenter une troisième fois, et donc, pourquoi pas – puisque la voie était ouverte –, indéfiniment.

À l’époque déjà, l’idée seulement d’un tel amendement aurait dû secouer assez les consciences pour faire ravaler à Bouteflika ses rêves de potentat. On peut toujours ergoter sur la manière machiavéliquement rusée dont il s’est pris pour qu’il ne se produise rien de tel. Et après ?... Cela dispense-t-il de s’interroger sur ce qu’il y avait en face ?... En face, pour lui permettre d’agir à sa guise, il n’y avait qu’inconsistance politique, en raison d’une multitude de partis sans base aucune et un Parlement à la botte, mais aussi une indigence médiatique à pleurer en raison de la dépendance quasi absolue par rapport à la manne publicitaire.

Sans doute faut-il ajouter à cela une absence dramatique, depuis bien plus longtemps d’ailleurs, de ce qu’on pourrait appeler une intelligentsia digne de ce nom. C’est-à-dire, non pas une voie lactée d’intellectuels brillants, chacun voguant pour son grade, mais deux ou trois petits courants de pensée assez cohérents pour être producteurs d’idées susceptibles d’aider, en temps réel, à la compréhension de ce qui se passe dans certains domaines de la vie nationale, et capables de proposer des alternatives ou, du moins, des pistes de lutte face au système politique en place. Malheureusement, il n’y qu’un seul mot pour dire ce qu’il en a été et ce qu’il en est toujours à ce niveau-là : Oualou ! Rien de rien !

Un autre viol flagrant de la Constitution s’est passé au nez et à la barbe de tout le monde, relativement récent, celui-là. Après l’AVC de Bouteflika en avril 2013, l’on s’attendait à ce qu’il soit déclenché, dans les heures qui allaient suivre, une procédure constitutionnelle déclarant l’incapacité du Président à gouverner. Cependant, contre toute attente, rien de tel ne se produisait, malgré les images qu’on livrait de lui comme d’un handicapé en fin de vie, et sa désertion physique de la scène publique.

Il devenait de plus en plus clair alors, qu’en fait d’institutions capables de faire face à toutes les éventualités, il n’y avait, à la manœuvre, que des petits monstres et des rigolos irresponsables, tirant leurs pouvoirs de leur seule appartenance à l’entourage de Bouteflika, en dehors de tout cadre constitutionnel. Et, encore une fois, que se passait-il en face ?... Il se passait des sortes de veillées funèbres, où politiques et médias, au lieu de se décider à renverser la table, se plaisaient à commenter, avec résignation, la folie et les bouffonneries de leurs gouvernants.

Il se confirme donc – la grande découverte ! – qu’il existe bel et bien un clan présidentiel, fermement décidé à faire reconduire un Bouteflika grabataire, et à gérer le pays, comme une ferme familiale, par procuration, pour éviter à ses membres d’avoir à rendre compte de leurs prévarications devant les tribunaux. Dire cela seulement, comme étant une réelle possibilité, serait, dans toute autre situation un tant soit peu normale, une inqualifiable offense à l’intelligence et au sens commun. Cela voudrait dire, en effet, que l’Algérie, au lieu d’être administrée par des lois, se trouve entre les mains et à la merci d’un gang. Malheureusement, l’idée a tellement fait son chemin, grâce à l’habileté maléfique de ce clan, qu’elle semble être admise comme allant de soi… De sorte qu’il ne manquerait plus maintenant que la bande à Boutef déclare publiquement : « l’État, c’est nous ! » Puisque cette bande-là agit déjà comme si, et parce qu’il y a vraiment de quoi…

Qu’il y ait, par exemple, plus de quatre-vingt personnes ayant retiré, auprès du ministère de l’Intérieur, les formulaires de dossier de candidature à l’élection présidentielle, cela fait rire tout le monde, et c’est tout. Or, l’idée que le palais d’El Mouradia serait devenu une sorte de « bien vacant » prêterait à rire sans plus, s’il n’y avait là, précisément, le symptôme manifeste d’une piètre idée de l’État telle qu’elle apparaît, en premier lieu, hélas, chez les hommes politiques, et qui explique toutes les dérives et toutes les ignominies.

Un autre exemple, plus éloquent encore, celui-là, concerne les turpitudes incroyables du frère cadet du Président. On en discutaille dans tous les sens et à qui mieux mieux, mais comme étant pas plus qu’un simple fait divers, passible de peines correctionnelles ou pénales. Or, l’affaire est bien plus grave que s’il ne s’agissait que de l’avidité délinquante d’un parvenu et de sa bande de voyous. Elle est symptomatique d’un mal bien plus profond, susceptible d’hypothéquer, pendant longtemps encore, le sort de tout un pays, si l’on ne s’appliquait pas à l’identifier en commençant d’abord par se poser les bonnes questions.

Des critiques féroces, faisant état d’abus, de corruption et autres abjections, chargent aujourd’hui cet individu sorti de nulle part, après qu’il a régenté la république, depuis le palais présidentiel, à la manière des grands vizirs de l’ancien temps. Installant ou débarquant ministres et hauts fonctionnaires sur simple coup de fil, au gré de son humeur et des intérêts sordides de la famille et du clan, le petit dernier de la famille Bouteflika serait ainsi devenu l’homme fort du système, amassant au passage une fortune colossale. Et cela depuis une quinzaine d’années. Cherchez l’erreur !...

En fait d’erreur, il s’agit plutôt d’une monumentale aberration dont la responsabilité incombe à beaucoup plus de monde qu’on semble le penser candidement aujourd’hui, aussi bien dans les milieux politiques que médiatiques. Que le tout frais émoulu président Bouteflika use de son autorité, en 1999, pour nommer son petit instit de frère au poste de conseiller du chef de l’État, c’était déjà un délit caractérisé, nommé « népotisme avéré » et « abus d’autorité ». Un délit que rien ne justifierait, pas même l’ancestral réflexe clanique propre aux sociétés retardataires, très bien décrit par Ibn Khaldoun il y a sept siècles.

Mais il y a pire : C’est le silence absolu autour de cette nomination dès le départ, tant dans l’aréopage des hauts fonctionnaires, que parmi la classe politique – alliance gouvernementale et opposition réunies –, ou encore la société civile et les médias dits « indépendants ». Un silence assourdissant qui aurait été impossible s’il n’y avait pas, chez tout ce beau monde, une acceptation unanime, consciente ou non, de la prédominance du fait tribal sur la nécessaire rigueur du fonctionnement normal des institutions, tel que défini par la Constitution, les lois et autres règlements.

Il est significatif à cet égard que le traitement politico-médiatique de cette affaire se limite tout au plus, jusqu’à présent du moins, à pointer les agissements ignobles de ce personnage insignifiant, sans que personne n’ose poser la question qui tue : Qu’est-ce qui a rendu possible un tel scandale ?... Réponse : La confusion conceptuelle existant dans les esprits entre l’idée d’État – dont feu Boudiaf évoquait, avec des mots à lui, l’urgente refondation de l’autorité transcendante –, et le système politique, qui n’est jamais qu’une vulgaire combinaison conjoncturelle et aléatoire de groupes d’intérêts se partageant le pouvoir à un moment donné, chacun plus ou moins voracement.

Bref, quand bien même le projet de Bouteflika et les siens de faire de l’Algérie une propriété privée se casse la gueule, il y aura encore du travail à faire pour dissuader toute autre semblable engeance de rééditer un tel casse du siècle. Mais encore faut-il qu’on tire, de tout cela, les bonnes leçons…

L.K.

Post-Scriptum - On aurait mis ici un point final à cette chronique, s’il n’y avait du nouveau, depuis les dernières heures… Il s’agit de la dernière sortie de l’ancien Premier ministre Mouloud Hamrouche, et de l’accueil qui lui a été fait par la presse.

Pour avoir été longtemps dans le Saint des saints du pouvoir, Mouloud Hamrouche sait très bien que jamais aucun Président de la République n’a été intronisé sans que les généraux y soient directement pour quelque chose. Aussi, quand il dit, dans une première sortie sous forme de déclaration écrite communiquée à la presse le 17 février, « Il est impératif que l’État préserve tous les droits » etc., on le voit venir, et il ne s’en cache pas. Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre ici que, lorsqu’il parle d’« État », il entend « système », ou encore « régime », c’est-à-dire, tout bêtement, « armée ».

Et en effet, sa déclaration, en même temps qu’elle est un appel à l’armée l’invitant à prendre ses responsabilités pour éviter que la crise ne dégénère dangereusement, est, surtout, une offre de service assortie d’un exposé de motivations en guise de serment d’allégeance. De là, son usage immodéré d’une terminologie propre au paradigme des luttes d’appareils, comme lorsqu’il évoque les « intérêts de groupes, de régions et de minorités » qui doivent être, souligne-t-il, « préservés et garantis », au lieu qu’il soit question d’intérêt général du peuple dans son ensemble, de démocratie et de l’avenir du pays et de ses institutions, au-delà de toutes sortes de contingences.

Doué, comme il est supposé l’être, d’une expérience pratique du pouvoir tout à fait exceptionnelle (maquisard à l’âge de quinze ans, puis homme fort du service du protocole de la présidence durant l’ère Boumediene, enfin Premier ministre), on a peine à croire que son hibernation d’une quinzaine d’années ne lui aura servi qu’à ça.

Du coup, certains grands titres de la presse ont vu, dans une éventuelle candidature de Mouloud Hamrouche à l’élection présidentielle, une possible sortie de la crise par le haut, pour peu qu’elle soit parrainée par la grande muette. Et voilà l’ancien Premier ministre, après qu’il a passé quinze années en embuscade ou en attente qu’on le sonne, encensé à l’envi, parce qu’il passerait pour un réformateur au motif qu’il avait été à l’origine de la libéralisation du secteur de la presse en 1991, et des premières mesures de libéralisation de l’économie…

Sauf qu’on oublie ceci : La libéralisation du secteur de la presse était une suite logique à l’adoption de la Constitution de 1989, qui mettait un terme à l’ère du parti unique, de sorte que n’importe quel autre Premier ministre à sa place n’aurait pas fait autre chose que de pondre des lois ouvrant la voie à la création de médias privés. De même pour ce qui est de l’économie et des finances : Mouloud Hamrouche, du fait de la nouvelle réorientation franchement capitaliste, n’avait pas d’autre choix que d’initier les réformes adéquates qui s’imposaient.

L’impatience d’en finir avec l’actuelle espèce de monarque auto-proclamé autorise-t-elle qu’on crie déjà, comme on donnerait un chèque en blanc, « Le roi est mort, vive le roi » ?...

L.K.

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