Russes, Américains, leurs vraies négociations et nous et nous...

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Une farce de larrons en foire

Par Léon KÉMAL

John Kerry et Sergueï Lavrov réincarnant Sykes et Picot dans un remake des Accords de 1916.

John Kerry et Sergueï Lavrov réincarnant Sykes et Picot dans un remake des Accords de 1916.

Voilà enfin, sur la Syrie, une prise de position qui a valeur d’un début de clarification capitale à propos de tout le drame apocalyptique qui se joue dans la région depuis les printemps arabes et, plus particulièrement, depuis l’apparition du monstre frankensteinien Daech. C’est une pétition, parue dans liberation.fr du 15 septembre, de 150 personnalités syriennes dénonçant, tout à la fois et comme une seule et même chose, les politiques américaine et russe concernant leur pays*...

Très précisément, ces écrivains, artistes et journalistes dénoncent, au travers des différents accords ponctuels conclus entre les deux puissances depuis trois ans, « Une démarche qui consiste à subordonner le combat émancipateur des Syriens à une prétendue ‘‘guerre contre le terrorisme’’ qui n’a remporté aucune victoire antiterroriste décisive mais déjà détruit plusieurs pays. »

S’agissant du rôle des États-Unis dans la région et leurs accointances avec les pétromonarchies locales, en lien avec la mise sur pied de l’organisation criminelle Daech, l’affaire semblait entendue, dès le début, aux yeux de l’écrasante majorité de l’opinion publique internationale. Ce qui était loin d’être le cas pour ce qui est de la Russie, dont les vetos successifs au Conseil de sécurité de l’Onu et autres prétendus coups d’éclat du même tonneau étaient salués, dans certains pays arabo-musulmans, au nom d’un anti-américanisme viscéral de principe, comme fondamentalement salutaires.

Il suffisait alors que Poutine décide ou fasse n’importe quoi qui s’inscrive très nettement en faux contre tout processus international en train de prendre forme sous la houlette de Washington, pour que l’on applaudisse à l’unisson dans ces pays…

Et pour faire bonne mesure, c’est à peine si l’on évoquait parfois, côté Russie, quelque motif réellement intéressé justifiant l’implication de Poutine à la manière d’un trouble-fête avec qui il faudrait désormais compter. Ainsi en est-il de la base navale de Tartous, située dans le nord-ouest de la Syrie, qui existe depuis 1971, et que la Russie actuelle aurait raison de vouloir préserver face à toutes les menaces. Quand ce n’est pas l’antienne de la grande Russie en quête de son prestige d’antan et de son poids historique dans les jeux d’alliances sur la scène internationale…

Bref, toutes les approches concernant la Syrie, dans le cadre de la problématique générale du Moyen-Orient en l’état actuel des choses, auront péché jusque-là par leur caractère lamentablement réducteur parce que fondées sur des motivations partisanes. Ainsi, s’agissant de l’État syrien par exemple, il n’y aurait pas d’autre choix qu’entre Assad et l’islamisme, et au diable le peuple syrien. De même, il n’est souvent question que de choisir, entre Washington et Moscou, qui est le bon et qui est le méchant, comme si les consommateurs d’infos se réduisaient, ni plus ni moins, à deux camps de supporters irrémédiablement opposés.

D’une certaine façon, c’est cette binarité simpliste et fausse sur laquelle repose l’approche politico-médiatique du drame syrien (et de tout le Moyen-Orient, en fait) que la pétition des 150 intellectuels syriens vise à remettre en question. Cette prise de position est une manière de dire certaines vérités… Et notamment, de notre point de vue, celle-ci : si, depuis le début, la Russie, par ses vetos au Conseil de sécurité et autres propos et gesticulations de Poutine, a donné l’impression de soutenir le régime en place et d’avoir sa propre vision du règlement de la crise, ce n’était nullement pour les beaux yeux d’Assad et du peuple syrien, ni pour rendre service au monde arabo-musulman, face au danger islamiste et aux appétits de l’empire occidental.

En réalité, la crise syrienne est apparue d’emblée, du point de vue des stratèges de la nouvelle Russie aujourd’hui entièrement amarrée au système capitaliste mondial, comme une opportunité exceptionnelle, et non renouvelable avant des décennies, de participer à un nouveau partage de la région, un partage en termes de zones d’influence géostratégique mais aussi d’intérêts économiques. Quant aux États-Unis, ils n’ont pas seulement un problème d’essoufflement économique du fait d’une croissance médiocre, ils ont aussi un problème de dette publique astronomique dont le remboursement est d’ores et déjà donné pour impossible, auprès de la Chine et de l’Arabie saoudite notamment, autant de facteurs les mettant dans une situation d’économie de guerre qui ne dit pas son nom.

Et en plus, si l’on faisait le point actuel d’un zonage géographique du monde en fonction de l’importance des implantations des grandes économies en mal de croissance, étasunienne et européenne en l’occurrence, on se rendrait compte qu’il ne reste pratiquement plus à dépecer, comme terrain prenable sans coup férir ou presque, que ce pitoyable monde arabo-musulman. La guerre à outrance, et de préférence par procuration comme c’est le cas aujourd’hui dans presque tout le Moyen-Orient, n’est donc pas autre chose qu’une vulgaire dispute autour d’une ultime part de gâteau entre anciens et nouveaux capitalistes, aussi hargneux et cyniques les uns que les autres. En un mot comme en mille, le semblant de bras de fer actuel entre Russes et Américains à propos de la Syrie a tout d'un authentique remake du scénario ayant conduit aux accords Sykes-Picot de 1916, les uns réincarnant les Français, les autres les Anglais...

Autant dire, enfin, que les empêchements russes au Conseil de sécurité, dès les premiers instants où le dossier syrien a été mis sur la table, n’étaient rien moins qu’une mauvaise farce de larrons en foire se jouant aux dépens de leurs gogos de spectateurs. C’était alors, entre Washington et Moscou, la consécration de fait d’une entente intelligente, et non dite comme il sied entre gens qui connaissent au moins leurs intérêts, selon le principe arithmétique que plus grandes seront les destructions dans cette région et plus on aura, les uns et les autres, de contrats et de marchés juteux à partager sur le plus long terme possible.

Somme toute, la triste réalité est que le secrétaire d’État US et le ministre russe des Affaires étrangères ne se rencontrent, de temps à autre, que pour la galerie, histoire de se rappeler aux bons souvenirs du monde. Ils sont, à eux deux, l’arbre cachant la forêt des vrais pourparlers sur le partage en question, des pourparlers se déroulant secrètement et sans discontinuer, impliquant leurs authentiques experts en négociations géostratégiques. En clair, la guerre s’arrêtera au Moyen-Orient et Daech s’évanouira alors dans les airs comme un mauvais génie des Mille et une nuits, une fois que l’on en décidera dans les coulisses et les arrières-scènes des vrais pouvoirs à Washington et à Moscou, sur recommandations de leurs hommes de l’ombre respectifs.

D’ici là, les vieux compères John et Sergueï, auront bien des occasions de se payer, en bons acteurs complices rejouant leurs Sykes et Picot, quelques fous-rires déments derrière les rideaux, chaque fois qu’ils évoqueront ensemble ces jobards impayables d’Arabo-musulmans.

L.K.

 

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P
Bonjour monsieur<br /> <br /> Il est dans l'essence des choses que les forts dépècent les faibles. Point de naïveté en l'occurrence. Votre parralèle avec le tristement tandem Sykes -Picot qui a "duré un siècle" je n'ai dénoncé dans un article : http://www.mondialisation.ca/kerry-lavrov-sykes-picot-du-xxie-siecle/5324797<br /> <br /> J'ai tenu à voir la composition des signataires. le nom de La personnalité du professeur Burhan Ghalioun ne vous a pas échappé . Pour rappel cornaqué par la France lui et Kodmani ancienne fille de l'ambassadeur syrien à Paris, il a dirigé un évanescent conseil de résistance qui fait pschitt...<br /> Dans le groupe il doit y avoir certainement des personnalités honnêtes qui veulent certainement une Syrie sans ingérence.
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