À propos du prix Nobel de la paix 2015

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Tunisie, miroir gênant à la face de ses voisins

Par Léon KÉMAL

(>>>) 1/ Les dirigeants des quatre organisations formant le quartet tunisien pour le dialogue national, récipendaire du prix Nobel de la paix 2015. 2/ Abou el Kacem Chebbi, né le 24 février 1909 à Tozeur et mort le 9 octobre 1934 à Tunis, est considéré comme LE poète national de la Tunisie.(>>>) 1/ Les dirigeants des quatre organisations formant le quartet tunisien pour le dialogue national, récipendaire du prix Nobel de la paix 2015. 2/ Abou el Kacem Chebbi, né le 24 février 1909 à Tozeur et mort le 9 octobre 1934 à Tunis, est considéré comme LE poète national de la Tunisie.

(>>>) 1/ Les dirigeants des quatre organisations formant le quartet tunisien pour le dialogue national, récipendaire du prix Nobel de la paix 2015. 2/ Abou el Kacem Chebbi, né le 24 février 1909 à Tozeur et mort le 9 octobre 1934 à Tunis, est considéré comme LE poète national de la Tunisie.

L’attribution, cette année, du prix Nobel de la paix au quartet tunisien pour le dialogue national n’aura pas inspiré beaucoup d’éditorialistes dans le monde arabo-musulman. Faut-il s’en étonner ?... Ce serait oublier que le monde arabo-musulman, c’est aussi ça. Les réussites des uns, peut-être parce qu’elles renvoient aux autres leurs défaites et leurs tares, ne suscitent, chez ces derniers, pas plus que l’indifférence ou la suspicion, voire l’anathème. Or, la Tunisie, de par ses avancées politiques par le seul dialogue au sein de son élite, n’en finit pas de s’imposer, à la face de ses voisins, comme un miroir d’autant plus gênant qu’il est incontournable.

À l’occasion de l’attribution du prix Nobel de la paix 2015 au quartet tunisien pour le dialogue national, je me serais contenté de reproduire ici, à l’exclusion de tout autre commentaire, mon tweet du 10 octobre (soit le lendemain de l’annonce du nom du lauréat faite par Mme Kaci Kullmann Five, présidente du comité norvégien) et que voici :

Pourquoi la Tunisie Nobel de la Paix 2015 ? Le 28/01/2014 je publiais ceci Ce rappel est mon hommage aux Tunisiens

J’aurais pu, tout au plus, ajouter que ce blog n’aurait peut-être jamais existé s’il ne m’avait pas semblé voir, au travers de l’expérience tunisienne, quelques bonnes raisons de croire que si les « Printemps arabes » devaient aboutir un jour à l’émergence d’États de droit, il y a de fortes chances que ce serait d’abord en Tunisie. Car c’est bien cette expérience, objectivement prometteuse, qui m’avait inspiré, le 28 janvier 2014, mon article inaugural de ce blog, dédié précisément à la Tunisie, sous le titre : « Interminables ‘‘Printemps arabes’’ : L’exception tunisienne ».

Enfin, j’aurais pu rappeler aussi ces quelques vers célèbres du grand poète tunisien Abou el Kacem Chebbi, mort en 1934, laissant derrière lui, à l’âge de 25 ans seulement, une œuvre aussi impressionnante que magnifique :

Si un jour le peuple veut vivre,
Force est pour le Destin de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper,
Force est pour les chaînes de se briser.

Abou el Kacem Chebbi, poète arabe unique dans le genre mêlant métaphysique et vie concrète des hommes, serait passé aujourd’hui pour un dangereux hérétique à abattre. Mais la Tunisie, c’est aussi Bourguiba, chef d’État arabe unique comme casseur de tabous et d’archaïsmes de la pensée, et dont une des actions les plus emblématiques a consisté à retirer aux théologiens de la Zitouna le droit de légiférer sur le rôle et la place de la femme dans la société. Et c’est aussi, enfin, le jeune Mohammed Bouazizi, dont le geste désespéré de révolte inouïe contre l’injustice a déclenché la série des Printemps arabes, partout sous le même mot d’ordre « Dégage ! » adressé aux dictateurs en place, moment également à nul autre pareil dans l’histoire du monde arabe…

Comme quoi, si la Tunisie focalise aujourd’hui positivement l’attention du monde, c’est peut-être parce qu’il n’y a pas de hasard dans l’histoire des peuples.

Enfin, je ne peux que me réjouir de ce que la consécration de nos amis Tunisiens me conforte dans mon optimisme mesuré.

(À mes aimables lecteurs, qui pourraient avoir mieux à faire que de se farcir un texte vieux de plus d’une année et demie – bien qu’il reste d’actualité –, je m’autorise à rappeler cet extrait que je considère être, mieux qu’un résumé, la substantifique moelle dudit article :

« Cette capacité psychologique à transcender les contingences qu’ont les Tunisiens, et de penser le futur lointain, est un atout inestimable, auquel les médias supposés avant-gardistes, penseurs et autres intellectuels arabes feraient mieux de s’intéresser beaucoup plus sérieusement qu’ils ne s’occupent de leur nombril. Car il y a, dans cette exception tunisienne, un capital qui vaut, à certains égards, bien plus que les richesses gazières et pétrolières réunies de tout le Moyen-Orient et de Navarre. )

Seulement voilà… Parce qu’il me plaît, à chaque événement marquant, de parcourir un peu la presse arabe, en quête de points de vue intéressants, je suis tombé sur un incroyable délire tenant lieu d’article, en guise de réaction à l’attribution du prix Nobel de la paix aux Tunisiens.

Dans un long texte publié le 13 octobre, un certain M. Chems Eddine Chitour, blogueur algérien et chroniqueur prolifique à souhait, entreprend une démolition systématique, sans la moindre nuance, de toute l’histoire du prix Nobel de la paix. Selon lui, derrière chaque attribution d’un prix Nobel, y compris en littérature, il y a, à coup sûr, manipulation de son récipiendaire par l’Occident en vue d’un projet démoniaque de déstabilisation, voire de destruction de tout un pays, en l’occurrence celui du lauréat.

« Il est connu, écrit-il, que les prix Nobel de la paix sont attribués de façon nette sous l´influence de la politique décidée et imposée par les puissances occidentales en fonction d’un ordre impérial (…) »*

Il assène encore : « Alfred Nobel était un marchand de mort qui, sur le tard, voulait jouer au ‘‘pompier’’ après avoir été pyromane. Le prix Nobel de la paix est dans les faits un prix Nobel de la guerre contre les faibles du monde (…) ».

Et d’ajouter, à l’appui de cette assertion pour le moins sentencieuse, le drôle d’argument que voici : « Il eut été souhaitable de mon point de vue, si les donneurs d'ordre du Nobel étaient de bonne foi et voulaient vraiment la paix, d'inviter aussi le parti Ennahda à faire partie des lauréats. Ce qu'a fait Ghannouchi pour la Tunisie est exceptionnel. »

Ainsi, après avoir aligné pas moins de 2.500 mots pour noircir et seulement noircir « les donneurs d'ordre du Nobel », M. Chitour avoue l’inavouable. Il eût suffi d’une seule condition pour que, depuis les hauteurs éthérées de son « point de vue », il n’ait aucune peine à faire preuve d’indulgence en réhabilitant lesdits « donneurs d’ordre », malgré leurs 114 années de coups tordus. Et quelle est donc cette condition ?... Il leur fallait inclure un parti islamiste au nombre des lauréats… Nous y voilà !

Comment peut-on être homme de sciences (la fiche Wikipédia de M. Chitour indique qu’il est professeur de thermodynamique à l'École nationale polythechnique d'Alger) et tenir un semblant de raisonnement aussi puéril, pour ne pas dire carrément bancal ?... M. Chitour ne pouvant ignorer que les chefs de parti en exercice ne sont pas éligibles ès-qualité à être candidats au prix Nobel de la paix, il faut croire que ses sympathies à l’endroit de M. Ghannouchi l’emportent sur toute autre considération, y compris, non pas la raison au sens cartésien du terme, mais le simple bon sens.

Mais le verbiage de M. Chitour n’est pas seulement d’un infantilisme risible. Il est, en plus, par trop pathétique quand il en use comme d’un piètre camouflage au service de postures idéologiques, voire franchement politiques, ou les deux à la fois… Démonstration :

« Ainsi, en 2003, écrit-il, l'Iranienne Shirin Ebadi a été choisie pour poser problème à l'Iran diabolisé pour persistance à avoir un programme nucléaire et aussi pour discuter de la condition de la femme en Islam. »

Pour ce qui est de manipuler Mme Shirin Ebadi contre son pays dans la question du nucléaire, M. Chitour pense sans doute qu’il lui suffit de l’écrire, sans s’embarrasser de donner la moindre preuve là-dessus, pour qu’on le croie d’emblée, du fait que le sujet est aujourd’hui encore d’une actualité brûlante. Encore que, la récompense datant d’une douzaine d’années, il aurait peut-être fait bonne mesure, histoire de nuancer un peu son propos, en faisant remarquer que, sur ce coup-là, les manipulations opérées par les puissances occidentales ne se sont pas avérées efficaces.

Et pour ce qui est de « discuter de la condition de la femme en Islam », c’est « dit » un peu trop vite par M. Chitour, et surtout comme si, la chose étant le tabou par excellence, lui-même ne voyait pas cela d’un bon œil…

En réalité, Mme Shirin Ebadi n’a pas attendu le prix Nobel de la paix pour s’illustrer dans la lutte pour les droits des femmes (et non pour « discuter »), mais aussi, ce que M. Chitour omet de rappeler, comme avocate des opposants au nouvel ordre théocratique. Elle s’est engagée dans ces combats dès 1979 (un quart de siècle avant son Nobel), quand elle a été obligée d’abandonner son poste de juge sous la pression des ayatollahs misogynes fraîchement arrivés au pouvoir.

Et là aussi, M. Chitour nous refait le même coup qu’avec Ennahda… Si l’embrouille du Nobel attribuée à Mme Shirin n’était pas assez convaincante pour tout le monde, voici un autre exemple, semble-t-il dire, montrant l’insincérité de l’institution norvégienne. Et comme dans le cas du parti islamiste tunisien, ce sera un exemple en creux, procédé par lequel, dit-on, l’usage abusif du « si » aplanirait les montagnes et assècherait les océans.

Voici donc M. Chitour dans le texte : « Si le conflit du Sahara occidental intéressait l'Occident, si Aminatou Haïdar qui se bat pour l'indépendance de son pays le Sahara occidental, était chrétienne, toutes les foudres du monde s'abattraient sur le Royaume chérifien. »

D’abord, comme embrouillamini logorrhéique, il semble impossible de faire mieux… Ensuite, pour ce qui est de savoir où c’est qu’elle est passée, la problématique qui nous intéresse ici, mystère et boule de gomme…

Soulignons, tout de même, que cette étrange rhétorique s’apparenterait vaguement à ce qu’on appelle, en mathématiques, une démonstration par l’absurde. Et M. Chitour, ne l’oublions pas, est un scientifique. Son défaut est peut-être qu’il l’est un peu trop. Ce qui expliquerait son allergie à tout ce qui pourrait ressembler à cette disposition de l’esprit qu’est le doute, qualité sui generis de tout autre modeste et humble homme de sciences. D’où il apparaît, au travers de certains exemples qu’il cite, que l’absurde peut être aussi le cœur même du propos.

Résumons ces exemples-là, comme l’aurait fait notre penseur lui-même, c’est-à-dire de son point de vue…

La preuve irréfutable que le prix Nobel de la paix décerné, en 1994, à Yasser Arafat, mais aussi à ses adversaires israéliens Shimon Peres et Yitzhak Rabin, n’aurait servi qu’à prolonger le drame palestinien, c’est que ce drame continue à ce jour… Et donc, le chef historique de l’Olp au célèbre keffieh, en acceptant de partager le prix avec ses ennemis d’hier, suite aux accords d’Oslo qui devaient ouvrir des négociations de paix entre les deux parties, se serait laissé rouler dans la farine.

D’ailleurs, en décembre 1978 aussi, le prix avait été décerné conjointement à Anouar Sadate et à Menahem Begin, et c’était, selon M. Chitour, parce que le président égyptien avait accepté, une année plus tôt, d’aller devant la Knesset pour conforter Israël… Oubliée ici, la première rencontre de l’histoire récente entre un chef d’État arabe et un Premier ministre israélien dans le cadre de ce qu’on avait appelé alors les Accords de Camp David, signés en septembre de la même année 1978…

Voilà qui montre que l’absence du doute et du questionnement, sur des dossiers graves et délicats, peut être synonyme d’ignorance.

Et en effet, M. Chitour, en bon touche-à-tout qui se respecte, et auquel il ne doit certainement pas échapper que la paix se fait toujours à deux, semble tout de même ignorer superbement que le prix Nobel de la paix est censé appuyer un événement historique à la symbolique forte, et dont on peut dire qu’il était quasiment inconcevable auparavant. Et ce dans l’espoir de nouvelles perspectives de rapprochement entre vieux antagonistes. Étant entendu aussi que l’encouragement à faire mieux et l’espoir qu’on y attache n’ont jamais signifié que le résultat était garanti d’avance par ceux qui manifestent et expriment, par l’entremise d’une institution, cet espoir et cet encouragement.

Mais qui sont-ils, à la fin, ces décideurs du Nobel de la paix ?... Ce sont, nous apprend Wikipédia, cinq personnalités formant un comité, et dont la nomination par le parlement norvégien fait qu’elles représentent, d’une façon assez proche, la composition politique dudit parlement.

Que ce comité, parce que ses membres vivent de très près les réalités du monde avec leur vision politique et leur sensibilité idéologique, ne soit pas toujours à l’abri des influences internationales, directes ou subtilement instillées, il n’y a aucun doute là-dessus… Que ses choix ne fassent pas l’unanimité universelle, il n’y a rien qui tombe davantage sous le sens… Et que ses décisions n’agréent pas les tenants d’un seul angle de vue, dans des situations impliquant plusieurs parties (et dans le cas du Nobel 1994 au moins, il n’y a que M. Chitour, plus palestinien que les Palestiniens, qui ne soit pas content), cela est aussi tout ce qu’il a de plus naturel…

Mais de là à laisser entendre – que dis-je ! –, à affirmer que des figures marquantes de la vie politique, nommées par le parlement d’un État comme la Norvège, s’abaissent littéralement à prendre leurs ordres auprès des États-Unis ou de Londres, cela relève, disons-le franchement, de la stupidité…

Cela dit, pour en revenir à la question palestinienne, force est de rappeler à quel point elle est trop sensible pour que certaines idées soient considérées froidement. Et cela, le défunt président algérien Houari Boumediene lui-même l’a démontré dans les années 70 en clamant, idiotement engoncé dans sa suffisance et ses certitudes de courte vue : « Nous sommes avec la Palestine, qu’elle ait raison ou tort ! »

Il existe cependant un autre exemple plus parlant, et où le sens du Nobel de la paix, comme exposé ici, paraît évident. Il s’agit du prix attribué en partage, en 1993, aux Sud-africains Nelson Mandela et Frederik de Klerk... Mais c’est là un exemple si emblématique du Nobel de la paix et qui semble tellement aller de soi qu’il a dû paraître trop inintéressant du point de vue de M. Chitour pour qu’il ait l’honnêteté de l’évoquer.

Et M. Chitour ne salit pas seulement des politiques. Le délire devenant carrément démence quand il passe, sans crier gare, du Nobel de la paix au Nobel de littérature, certains écrivains ne trouvent pas non plus grâce à ses yeux. Extrait :

« (…) la diabolisation de l´Union soviétique a fait que le prix Nobel 1970 a été attribué à Alexandre Soljenitsyne, dissident soviétique. Enfin, comble d’ironie, des prix Nobel sont attribués à des personnes qui se trouvent avoir un passé nazi comme Gunter Grass prix Nobel 1999 ou encore John Steinbeck (prix Nobel de littérature 1960) chantre le plus engagé pour la guerre au Vietnam. »

Il faut vraiment que M. Chitour n’ait aucun respect à l’endroit de ses lecteurs pour qu’il leur raconte pareilles insanités.

Ainsi, de son point de vue, l’auteur de « L’Archipel du Goulag », recueil de témoignages de plus de 200 prisonniers sur l’incroyable univers carcéral du système soviétique, aurait été utilisé, au moyen du prix Nobel 1970, pour seulement diaboliser un système dont on sait les crimes massifs de l’époque stalinienne et comment et pourquoi il a fait long feu à la fin des années 80.

S’agissant de Günter Grass (Nobel 1999), son « passé nazi » se résume à quelques mois de son adolescence passés dans les armées hitlériennes, comme ce fut le cas de millions de ses compatriotes allemands de même âge, et cela aurait dû suffire à le vouer aux gémonies pour tout le restant de sa vie. Un gosse qui, au mois d'octobre 1944, date de son enrôlement dans les jeunesses nazies, c'est-à-dire moins d’un an avant la fin de la Seconde guerre mondiale, n’avait pas plus de 17 ans !...

Quant à l’Américain John Steinbeck, il aurait été nobélisé en 1962 (et non en 1960) pour être « chantre » d’une guerre dans laquelle son pays ne s’était engagé qu’en… 1965. Qui plus est, M. Chitour omet de dire, intentionnellement ou par ignorance, que l’auteur auquel on doit des romans magnifiques comme « Les raisins de la colère » et « En un combat douteux » doit sa désignation à un simple concours de circonstances. Il figurait, en effet, en cinquième position sur la liste des candidats soumise à l’Académie suédoise, et il se trouve que ses quatre concurrents ont finalement tous été écartés pour différentes causes, dont, notamment, un décès, et pour ce qui est d’un autre écrivain, des accointances avérées avec le fascisme mussolinien…

En fait – on l’a sans doute compris –, toute cette divagation n’a d’autre but que de discréditer l’attribution du prix Nobel de la paix au quartet tunisien pour le dialogue national. Certes, M. Chitour a tous les droits du monde d’y trouver à redire, sauf que la manière dont il s’y prend ne semble pas appropriée, loin s’en faut.

D’abord, ce détour interminable et cahoteux par tous les continents pour en arriver à ce minuscule pays situé, comme dirait l’autre, à un jet de pierre, est en soi assez douteux… La probité aurait voulu qu’il s’en tienne à son sujet. Au lieu de s’abîmer dans une énumération fastidieuse d’exemples aussi mauvais les uns que les autres, il aurait mieux fait d’employer son temps à démontrer raisonnablement que le quartet tunisien ne méritait pas sa consécration par le comité norvégien. Seulement voilà : c’est là une mission impossible, pour cause de manque d’argument.

Ensuite, et c’est là un indice éloquent quant à ce manque d’argument, M. Chitour en arrive à parler de l’Algérie, ou, comme on dit, à « placer » son pays (pour faire plaisir à qui, on ne tardera à le savoir) dans une affaire de dialogue déterminant entre composantes de l’élite d’un autre pays.

On sait déjà qu’il aurait mieux supporté que le prix soit décerné aux Tunisiens si au moins le parti islamiste Ennahda figurait parmi les organisations récompensées. La suite, bien meilleure, la voici :

« Voulant sans doute être dans les bons papiers d’un Occident sans état d’âme, la Tunisie se fait une virginité sur le dos de sa voisine en affirmant le plus sérieusement du monde, par la voie d’un ministre, que le terrorisme en Tunisie viendrait de l’Algérie. Nous avons eu déjà un avant gout de l’hypocrisie des dirigeants tunisiens qui n’ont pas réagi aux propos nauséabonds de Nicolas Sarkozy en voyage en Tunisie et qui affirmait d’une façon condescendante et compassion à l’endroit des Tunisiens : ‘‘Vous n’avez pas choisi vos voisins’’. Il n’a même pas été fait crédit des trésors de diplomatie que le président algérien, a développée pour rapprocher des points de vue inconciliables au départ celui de Gannouchi et de Beji Caid Essebsir. »

Et donc, une fois de plus, nous y voilà !... Non seulement M. Chitour nous ressert encore son Ghannouchi, mais en plus, à l’en croire, Bouteflika aurait contribué au dialogue national tunisien et ce, laisse-t-il entendre (sinon pourquoi évoquerait-t-il ses « trésors de diplomatie » ?) bien plus peut-être que les efforts du quartet… Alors, Bouteflika méritait-il le Nobel de la paix bien plus que le quartet tunisien ?... Pourquoi pas, après tout, du point de vue de M. Chitour, dès lors que, dans un pays que j’ai déjà appelé ici « monde de l’étrange »**, il semble permis d’imaginer l’inimaginable…

Et M. Chitour d’enchaîner, en mode accéléré, et dans le même registre surréaliste d’une comparaison à la fois hasardeuse et déplacée, ses impayables perles d’idiotie, dont je citerai une dernière, en m’abstenant cette fois, par pudeur, d’en commenter l’indécence et le mauvais goût.

« Il eut été, avance-t-il, plus sage voire plus honnête de rendre à César ce qui appartient à César. Ce n’est pas une révolution avec 200 morts – couronnée par un Nobel- qui peut, en toute vérité faire ombrage avec une décennie noire algérienne où 200.000 jeunes sont passés de vie à trépas avec une Algérie qui trouve graduellement se repères. »

Ma conclusion, pour tenir ma promesse, porte sur un tout autre sujet, quoique en lien avec la Tunisie, à savoir les « Printemps arabes » et l’idée, fausse à mon sens et dangereusement tendancieuse, selon laquelle ces révolutions seraient mortes et enterrées, ainsi que les rêves de liberté et de démocratie qu’elles ont suscités chez des millions de jeunes Arabo-musulmans.

Que les médias et les politiques Occidentaux racontent ce genre de balivernes, cela peut se comprendre. Les relations mondiales sont une affaire de rapports de forces, en termes d’influence et d’exploitation des uns par les autres. Et dans sa vision du monde, l’Occident, qui n’a jamais eu la partie aussi belle que présentement, ne s’imagine pas traiter d’égal à égal avec les pays du Sud, pas plus à court terme que dans un futur lointain.

Mais que les intellectuels arabo-musulmans ou issus des pays arabo-musulmans et les médias de ces pays tiennent pareil discours, cela n’est pas seulement un fourvoiement aveugle, ni même une fuite en avant vers davantage de chaos et d’humiliation. C’est, assurément, et plus gravement encore, une forme de renoncement honteux, voire de tromperie scélérate. A-t-on jamais imaginé que ces révolutions allaient engendrer, du jour au lendemain, par le seul miracle d’une élection ou deux, de parfaits États de droit où la démocratie serait dans les mœurs partout et à tout instant ? Soutenir cela, c’est se moquer du monde et de soi-même.

L’exemple tunisien et l’expérience en cours en Égypte (sur laquelle on reviendra prochainement) participent d’un même processus de mutation sociale profonde, aussi bien dans le comportement que dans l’esprit des gens et leur rapport au pouvoir en place. C’est là un processus certes long mais qui fait que, désormais, plus rien ne sera jamais comme avant. C’est cela l’essentiel et qui est réellement en marche, qu’on le veuille ou non.

Au-delà du Nobel de la paix, et quand bien même cette distinction était à chaque fois une vaste fumisterie, je ne crois pas me tromper en disant que l’Islam bien compris, puisqu’il semble en être question ici d’une certaine façon, recommande de saisir la moindre opportunité heureuse chez ses voisins pour leur dire : Bravo et félicitations, puisse cela vous inspirer et vous encourager à faire mieux.

En tout cas, votre serviteur le dit à sa manière : Amis Tunisiens, bon vent !... Vos contempteurs n’ont, pour vous critiquer, que des arguments qui leur ressemblent – par le vide et la petitesse, s’entend.

L.K.

* Les extraits de l’article de M. Chitour sont reproduits ici à l’identique. Mes lecteurs voudront bien m’excuser de leur infliger ainsi, par moments, quelque agacement tout à fait compréhensible, ou ce qui ressemblerait parfois, à l’occasion de certains passages plus ou moins abscons, à un début de migraine.

** Voir ma série d’articles publiés pendant la période précédant l’élection présidentielle d’avril 2014 qui a intronisé un Bouteflika terriblement diminué pour un quatrième mandat.

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R
Je comprends votre charge contre M. Chitour. Pouvez-vous à votre tour comprendre ce genre de réaction des intellectuels arabe-musulmans, de plus en plus nombreux à ne plus supporter le deux poids deux mesures de l'occident, dans tous les points chauds du monde. Plus libres de leur parole et écrits, mieux informés par les moyens actuels, ils réagissent comme le faisait la jeunesse gauchiste contre l'impérialisme Américains dans les années 70. Le complot est partout à leurs yeux, du moment que l'occident s'allie pour boycotter, frapper, déstabiliser, ruiner les uns et jamais les autres. La déstabilisation du monde arabe est aujourd'hui une évidence. Qui peut dire que la décapitation des dictateurs dans ces pays leur a rendu espoir et dignité, les Irakiens? les Syriens? les Libyens? les égyptiens? et même les Tunisiens, combien mettront-ils de décennies avant de retrouver leur rang évolué d'avant le printemps. Tout ce qui se trame dans les coulisses entre occident et islamistes, depuis Ben Laden jusqu'à Daesh selon les dernières révélations du livre de Madame Cliton alimente évidement la théorie du complot. Des monsieur Chitour, pensent même que la création de l'état d'Israël est un complot antisémite, qui vise à déraciner une élite bien installée dans ses pays d'origine, créatrice de richesse et de savoir, pour la greffer dans le chaos de l'insécurité et de l'avenir incertain et garder ainsi la main sur les mannes de la région. Vous le savez bien, l'islamisme radical n'est que l'utilisation politique d'un texte sacré pour la grande majorité des peuples musulmans, dans lequel l'occident prend la place du mécréant.
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L
Merci, M. Lazreq, de l’intérêt que vous avez porté à mon article et d’avoir pris le temps de rédiger les idées qu’il vous a inspirées. J’apprécie aussi le ton usité pour cela, le ton de quelqu’un apparemment soucieux d’échanger sans a priori. J’insiste là-dessus parce qu’il me semble que l’un des graves problèmes qui expliquent d’une certaine façon l’essentiel des drames de notre monde arabo-musulman, c’est l’absence, dans nos mœurs, d’une vraie culture du dialogue. Et en disant cela, je ne pense pas pécher par quelque prétention que ce soit, ni m’éloigner des questions que vous posez, bien au contraire.<br /> Ma « charge », comme vous dites, ne vise pas la personne de M. Chitour, que je ne connais absolument pas et dont je ne savais pas même l’existence avant de tomber par hasard sur son blog. Elle vise, à travers lui, le nombre incroyable de contre-vérités aberrantes qu’il avance. Et le problème, à mon avis, est que ces contre-vérités sont un bon exemple de ce que peut être la négation même de cette culture du dialogue, qui nous fait défaut et dont l’instauration devrait être une des préoccupations majeures de tous, et plus particulièrement des élites. <br /> M. Chitour relate de nombreux faits historiques, dont tous les détails sont aujourd’hui accessibles par n’importe qui grâce à Internet, en prenant le risque insensé de les déformer grossièrement pour les besoins d’une critique politique, aussi maladroite qu’incongrue, d’un pays voisin. Son tripatouillage des faits, qu’il serait fastidieux de rappeler ici et auxquels vous avez tout le loisir de vous reporter sur les deux articles (mais aussi en faisant vos propres recherches), confine, par moment, et je mesure bien mes mots, à la falsification flagrante et au mensonge éhonté. C’est là un procédé condamnable que rien ne saurait justifier, et sur lequel on ne peut pas se taire.<br /> Cela étant, et à moins que ce que je viens de dire ne soit pas assez clair ni convaincant, vous comprendrez aisément qu’à la toute première question que vous me posez au tout début de votre texte, je puisse répondre : non, je ne comprends pas « ce genre de réaction » en particulier, et voilà pourquoi :<br /> Quand bien même il ne s’agissait que de « ne plus supporter le deux poids deux mesures de l’Occident, dans tous les points chauds du monde », j’estime – et je pense que vous l’admettriez sans peine – qu’en opposant, aux agressions multiformes de l’Occident, des discours incohérents tissés de jugements à l’emporte-pièce tout à fait discutables, à partir de faits qui ne correspondent à aucune réalité, exactement comme l’a fait M. Chitour, cela ne sert pas le moins du monde la cause des pays et des peuples opprimés par cet Occident.<br /> On pourrait même dire que c’est là la meilleure façon de donner plutôt à cet Occident prédateur et impitoyable davantage de raisons de croire qu’il a toute latitude pour continuer ses méfaits. <br /> Or, il ne s’agit pas seulement de « ne plus supporter » les méfaits de cet Occident, mais de résister à ses agressions de toutes sortes (qui sont le fait de l’extraordinaire poussée des forces capitalistes qui le travaillent en profondeur et inspirent ses représentants politiques), en essayant autant que faire se peut d’établir avec lui des relations justes et réciproquement profitables.<br /> Mais encore faut-il qu’il y ait face à cet Occident (parce qu’on n’a pas d’autre choix que de faire avec), non pas des pays « gérés » par des maffias « institutionnalisées », mais des États dignes de ce nom… Tout un programme !... Un programme dont le mot-clé est, vous vous en doutez, la démocratie, ou plutôt la lutte pour la démocratie. C’est dire à quel point est grande la responsabilité historique des intellectuels arabo-musulmans dans l’élévation du niveau culturel et de conscience politique de la jeunesse. Et ce n’est sûrement pas en voilant à cette jeunesse ses responsabilités face au reste du monde, par différents artifices irrationnels, et en développant chez elle le sentiment victimaire face à l’Occident et de l’irréversibilité misérabiliste de son sort ici-bas, qu’on irait de l’avant.