Égypte : Demain, la « Mère du monde » (1)

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Pourquoi les Égyptiens soutiennent Al-Sissi

 

Par Léon KÉMAL

Au risque de heurter des certitudes établies (« établies » n’étant pas de trop ici), rien n’autorise encore à dire, malgré les apparences, que l’Égypte serait déjà condamnée à un retour inéluctable à la dictature militaire. Que le coup d’État du 3 juillet 2013 soit soutenu, en Égypte, par la majorité de l’opinion publique et la plupart des médias privés, sans que cela infléchisse le verdict généralement réprobateur des observateurs étrangers à propos de cet événement, c’est qu’il y a un problème quelque part. Or, s’il faut chercher ce problème-là, le simple bon sens voudrait que ce soit ailleurs que sur les bords du Nil.

Place Tahrir au Caire, lieu emblématique de tous les soulèvements populaires…

Place Tahrir au Caire, lieu emblématique de tous les soulèvements populaires…

Crier au scandale en pointant la destitution du Président égyptien Mohamed Morsi par l’armée, le 3 juillet 2013, simplement parce qu’il a été le premier chef d’État élu démocratiquement de toute l’histoire de ce pays, c’est donner à penser que tous les coups d’État se ressemblent. C’est, par exemple, mettre dans le même sac la révolution des Œillets du 25 avril 1974, qui a mis fin à la dictature salazariste au Portugal, et le sanglant coup de force d’Augusto Pinochet du 11 septembre 1973 contre Salvador Allende, coup de force inspiré et soutenu par des multinationales décidées à faire main basse sur les ressources naturelles du Chili. C’est même oublier un peu trop vite qu’Hitler aussi était arrivé au pouvoir par la voie des urnes. Exagéré, ce parallèle ? Que non !...

En moins d’un an, les Égyptiens avaient adressé à leurs dirigeants, à deux reprises, le même message, à savoir qu’en Égypte, la dictature, c’est fini. La première fois c’était le 11 février 2011 en « dégageant » Moubarak, au prix de beaucoup de morts et de souffrances. La seconde fois, c’était neuf mois plus tard, en conspuant le maréchal Tantaoui. Les révolutionnaires de la place Tahrir avaient d’abord adulé le vieil officier parce que l’armée, dont il était le chef suprême, avait donné, un moment, le sentiment qu’elle se rangeait à leurs côtés. Puis, très vite, il a suffi qu’ils se rendent compte que leur mouvement était en train d’être récupéré pour qu’ils réinvestissent aussitôt les lieux dans l’intention de tout reprendre de zéro.

Cette réactivité vigilante de la rue au moindre égarement des dirigeants, le président Mohamed Morsi aurait dû en tenir compte. Non seulement cela n’a pas été le cas, mais en plus le système politique islamiste mis en place avec la victoire des Frères musulmans aux législatives puis à l’élection présidentielle était allé trop loin dans la trahison des aspirations du peuple égyptien à la démocratie.

Cette trahison, faut-il le rappeler, a commencé par un favoritisme manifeste à grande échelle dans toutes sortes de nominations, et principalement aux postes de responsabilité. Elle a atteint ensuite son point d’orgue, dans le courant du mois de décembre 2012, par la promulgation d’un décret octroyant au président Mohamed Morsi des pouvoirs extraordinaires. En six mois de gouvernance, la dérive sectaire des islamistes égyptiens prenait, aux termes de ce décret, des proportions – pourquoi ne pas le dire avec les mots qu’il faut ? – carrément fascisantes.

Et que dire aussi des agressions meurtrières et destructrices, dont les Coptes, ainsi que leurs lieux de culte, ont commencé à être les cibles faciles, dès l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir ? Ces actions criminelles, de plus en plus fréquentes, contre des Égyptiens aussi pur jus que Mohamed Morsi et les siens, ne rappellent-elles pas certaines persécutions de sinistre mémoire ?...

De là, enfin, le mouvement Tamarrod et les manifestations impressionnantes mettant en demeure le président Mohamed Morsi de revenir sur le décret du mois de décembre 2012, puis, devant l’inflexibilité de celui-ci, les appels pressants des protestataires demandant à l’armée d’intervenir pour remettre les choses à leur place. 14 millions de personnes dans les rues selon les estimations les plus basses (soit un million de plus que le nombre des suffrages obtenus par Mohamed Morsi à l’élection présidentielle), et plus de 15 millions de pétitionnaires, tous parlant d’une même voix, cela faisait assez de monde pour que l’armée ne reste pas impassible…

Sans doute faut-il souligner aussi, au crédit de l’armée égyptienne, que son intervention ne s’est pas faite automatiquement, sans crier gare, comme l’y autorisaient pourtant, en toute légitimité, les appels de la rue… Un ultimatum a d’abord été adressé au chef de l’État, le mettant en demeure de « satisfaire les demandes du peuple » et de parvenir à un « partage du pouvoir ». Dans cette déclaration de mise en garde, lue à la télévision, Abdel Fattah Al-Sissi, alors général et ministre de la Défense et commandant des forces armées, affirmait, sans détour et à juste titre, que le pays ne pouvait plus se permettre de perdre du temps. La suite, on la connaît.

Au regard de tout cela, il paraît donc tout à fait normal qu’en Égypte, la majorité de l’opinion publique et la plupart des médias privés aient applaudi à la destitution du président Mohamed Morsi. Cependant, à en croire certains fameux observateurs étrangers, français notamment, l’intervention de l’armée égyptienne serait le résultat d’une erreur d’appréciation. Et d’expliquer que l’incompétence des islamistes en matière de gouvernance conduisait déjà le pays à un désastre économique tel que, d’une certaine façon, leur pouvoir allait tomber tout seul. Comment cela allait-il se passer ?... Combien de temps les Égyptiens auraient attendu en se contentant de voir leur pays sombrer dans la banqueroute et le chaos ?... Ou encore, et surtout, comment l’armée et les autres forces de sécurité devaient-elles opérer pour faire patienter, le temps nécessaire, un peuple en effervescence ?... Sur toutes ces questions, subséquentes et si pratiques pourtant, mystère et boule de gomme…

Quant aux faits justifiant, du point de vue du fond, le coup d’État – parce qu’ils ne pouvaient conduire à aucune autre issue –, et autres considérations de forme, en rapport avec, sinon la légalité constitutionnelle, du moins le souci du dialogue, il en est question, dans les analyses desdits observateurs, comme s’ils n’avaient pas plus d’importance que la météo du jour.

Une telle rhétorique, pour le moins curieuse tant elle paraît volontiers sélective et à la fois réductrice, laisse entendre deux vraies fausses idées. 1/ La situation sur les bords du Nil se résumerait, depuis l’été 2013, à un vulgaire coup d’État perpétré par des militaires qui n’attendaient que le moment propice pour réinstaurer leur dictature. 2/ Ce putsch d’un autre temps aurait spolié de leur victoire les braves islamistes qui, après avoir attendu gentiment leur tour depuis quatre-vingt-dix ans, malgré la répression qui les frappait, étaient enfin arrivés au pouvoir par la voie démocratique…

Or, c’est tout autre chose de fondamentalement nouveau, et de politiquement prometteur, qui semble se passer dans la patrie de Naguib Mahfouz, Youcef Chahine et Oum Kaltoum. En clair, il se pourrait que la « Mère du monde » soit en train d’accoucher d’une nouvelle façon d’imaginer le futur dans l’espace géographique dit « arabo-musulman ». Pour s’en rendre compte, encore faut-il éviter le piège de l’absolutisme conceptuel (comme par rapport au coup d’État), mais aussi celui du paternalisme débilitant, et dangereusement déroutant, au nom d’une soi-disant spécificité locale (comme par rapport à l’islamisme*).

Pour ce qui est, d’abord, du coup d’État et de l’avenir très proche, il n’est pas sûr qu’une fois élu président de la république – ce qui est plus que probable –, Abdel Fatah Al-Sissi prenne le risque de ne pas engager très vite son pays dans la voie des réformes démocratiques. Devenu, depuis le 3 juillet 2013, l’ennemi juré de la mouvance islamiste dans toutes ses variantes, on l’imaginerait mal, après l’éjection de trois dictateurs ou apprentis-dictateurs en l’espace de deux ans, se mettre également à dos tous les secteurs libéraux et progressistes de l’opinion égyptienne… Mais il n’y a pas que cet aspect pour supposer que le retour à une dictature militaire n’est pas aussi inéluctable qu’on serait tenté de le penser. Bien d’autres indices concourent à la même conclusion. Ce sera le propos du prochain article.

Pour ce qui est, ensuite, de l’islamisme, l’on se demande pourquoi les médias occidentaux, observateurs et autres analystes, font de leurs porte-paroles et de leurs organisations l’alpha et l’oméga de toute perspective de solution aux crises qui secouent le monde dit « arabo-musulman ». Le moins que l’on puisse dire est que cette posture est incompréhensible aux yeux des démocrates arabes, pour qui la laïcité est une valeur universelle, et non seulement un objectif de lutte, mais aussi et surtout une condition sine qua non à l’instauration de la démocratie dans leurs pays. Et donc, elle est tout à la fois démoralisante et pernicieuse… S’agissant de l’Égypte, il est fort à parier que la stratégie du nouveau régime vise justement à en finir avec ce qui semble être une fatalité historique dans cette partie du monde : l’empiètement du religieux dans le champ politique. Ce sera aussi le propos du prochain article.

 

L.K.

 

*L’islamisme, ou l’islam politique, recouvre tout mouvement ou organisation politique dont le programme s’inspire principalement de la religion musulmane, l'islam. Il s’agit donc d’une mouvance comprenant un large éventail de variantes allant des mouvements dits « modérés » aux radicaux armés, dont les djihadistes.

 

Prochain article :

Égypte : Demain, la « Mère du monde » (2)

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